LAMY Jacques Réputation
Hors ligne
Inscrit le: 20 Avr 2009 Messages: 402
|
Posté le: Jeu 25 Juin 2009 - 11:39 Sujet du message: Jeux de Dames... |
|
|
.
Jeux de Dames. . . . En 1967, ABEL, homme chétif, grisonnant aux tempes, fait plus âgé que ces trente ans. Il est assis, devant la table d'hôte en chêne et se tient la tête à deux mains, semblant désespéré. Il revoit son enfance d'orphelin : insouciant au tout début de sa vie, puis cumulant, de l'adolescence à l'âge adulte, grands malheurs et petits déboires aboutissant aujourd'hui à une accusation de meurtre... . Devenu orphelin à deux ans, par le décès accidentel de ses parents, il fut recueilli par ALINE, sa tante, et LÉONTINE, sa grand-mère. Celle-ci adorait son petit-fils qui s'accrochait à elle, telle une bouée d'amour. Mais, hélas, quelques mois plus tard l'aïeule, malade cardiaque, mourut, isolée, sans secours, la médication salvatrice ayant disparue de la table de chevet ! Après le décès de LÉONTINE, sa mère, ALINE, magnifique jeune fille de vingt ans, avait hérité de toutes les terres du domaine. . L'existence, émaillée de labeurs pénibles, était rude en milieu rural. Les années de mauvaises récoltes, les disettes d'autrefois dans les campagnes, toutes ces craintes d'un lendemain misérable, peurs venues du Moyen-Âge, avaient marqué l'esprit paysan et engendraient depuis toujours l'âpreté au gain. La possession des terres était une garantie de survie pour beaucoup de familles, mais devenait parfois une obsession maladive. . . Le père de LÉONTINE, HENRI, l'arrière-grand-père d'ABEL donc, était mort en 1910, noyé dans l'étang après avoir glissé sur la berge. . À l'époque, les enquêteurs avaient relevé d'étranges traces fraîches de bottines de femme à proximité du point de chute du vieux bonhomme. Les soupçons avaient un moment porté sur LÉONTINE, jeune au moment du drame, dont la pointure correspondait, comme bien d'autres d'ailleurs, aux empreintes ainsi relevées. En fait, les gendarmes avaient eu connaissance par les ragots susurrés d'un différend sérieux entre LÉONTINE et son père ! Celui-ci lui reprochait de vouloir : "marier un villeriot qu'était point d'cheu nous ! Si tu y fais quand même, j'te déshérite, Vindieu !" Mais le chagrin de LÉONTINE à la mort de son père semblait tellement sincère... et puis les preuves manquaient. . . ALINE, la tante d'ABEL, dominait donc son monde au domaine perdu de "La tuile à loup". Maintenant, la cinquantaine atteinte, elle engrangeait de main ferme en sa propriété. ABEL était pour elle un parent, bien sûr, mais, surtout, un excellent valet de ferme bon marché. . LOUISE, de l'âge du garçon, était la fille d'ALINE. Comme sa mère, elle menait son cousin suivant son humeur ou le besoin du moment, jouant par instant d'une animosité affichée ou d'une affection ambiguë. Devenue femme, elle appelait parfois ABEL dans sa chambre pour lui demander un service... à l'insu de sa mère, et, comme arme de persuasion, "se changeait" devant lui... LOUISE veillait aussi à écarter de son cousin les filles employées de ferme qu'il aurait pu intéresser. Bref, ABEL était "sa chose", qu'elle entendait bien manipuler à sa guise. . . L’aube pointait. Habituellement, lui, ABEL, en ces moments là, appréciait de se promener au milieu des pâtures. Mais aujourd'hui, il faisait face, abasourdi, aux deux enquêteurs qui l'interrogeaient. Car ALINE venait de mourir de la même façon que sa mère LÉONTINE jadis. ABEL était-il délibérément et indirectement coupable d'un meurtre ? Les deux gendarmes debout à ses côtés, les mains dans le dos, l'affirmaient de façon péremptoire et ajoutaient : "C'est au minimum un cas de non-assistance à personne en danger... ça va chercher dans les... !"
ALINE avait eu, comme sa mère LÉONTINE, dès l'enfance le cœur fragile ; lorsqu'elle subissait une nouvelle crise, elle devait immédiatement ingurgiter les pilules ordonnées par le médecin... Ces derniers temps, elle avait dû s'aliter. Cela durait depuis bientôt un mois. Lors du drame, la médication salvatrice dans le tube débouché avait été placée négligemment hors de portée de la malade sur la table de chevet. Le tube trop éloigné fut bousculé et chut sur le carrelage. Elle eut beau rassembler ses forces pour appeler au secours, personne ne vint ! . Et pour cause : ABEL était parti pour voir un match de foot entre deux équipes amateurs, jeu qui se disputait sur le terrain de sport du village voisin. LOUISE l'avait encouragé à s'y rendre d'un baiser de cousins : "Ne te fais aucun souci : vas-y ! Ne t'inquiètes surtout pas, je suis là..." . Il confia les propos de LOUISE aux deux gendarmes. Mais ceux-ci, narquois, lui répétèrent ce qu'ils tenaient justement de la jeune femme : "Je me trouvais à "La tuile à loup", c'est exact, mais c'était au tour d'Abel d'être de garde pour veiller ma mère. J'ignorais tout de son départ, sinon je serais restée, bien évidemment !" ABEL réalisa, seulement à cet instant, la trahison de sa cousine : il sut qu'il était perdu... . Donc, LOUISE, célibataire à trente ans, dans toute sa splendeur, héritait dès lors de la totalité des riches terres du domaine. Il fut procédé à l'arrestation d'ABEL sur-le-champ. La maréchaussée ne le ménagea pas, bien au contraire : "c'est presque une récidive", grinça même l'un d'eux, penché hargneusement vers lui, les deux poings sur la table. . ABEL fut emmené, menotté, jusqu'au fourgon de la gendarmerie sous les regards réprobateurs ou stupéfaits du personnel du domaine. . L'attitude des deux militaires était compréhensible, car lorsque LÉONTINE mourut, presque trente ans en arrière, les pilules de sauvegarde jonchaient le sol de la chambre, et le bambin ABEL, assis par terre dans la cuisine, s'amusait avec un tube vide ! ALINE avait alors déclaré aux policiers en leur désignant son jeune neveu : "Ne cherchez pas : voici le coupable ! Un gamin de trois ans qui fait les quatre cents coups et grimpe partout ! À cet âge, avoir déjà un meurtre à son actif !" . De cette période Abel ne pouvait se souvenir. À cet âge, justement, il ne comprenait pas ce qu'on disait de lui et ne pouvait s'exprimer, sinon... Sinon ? Il aurait pu raconter qu'étant en train de jouer avec des babioles sur le carrelage de la cuisine, à quelques pas de chambre ou gisait la "Mémé", sa tante, après lui avoir remis en main le tube vidé de la médication d'urgence de la grand-mère, lui murmurait doucement à l'oreille, le cajolant et l'embrassant : "C'est un joujou pour toi : tu ne le perds pas ! Il faudra le rendre à Tatie ALINE... " . . Jacques LAMY |
|