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21
« L'amour est une laisse de soie qui conduit l'être humain soit au ciel, soit en enfer »
Lehla vomit dans la cuvette des toilettes. Elle resta penchée au-dessus un moment, épuisée. Que lui arrivait-il? Cette nausée ne la quittait plus depuis quelques jours. Une intoxication alimentaire peut-être? Elle essaya de se concentrer, espérant que l'image du produit douteux lui reviendrait à l'esprit immédiatement, dissipant tous ses doutes. Mais rien ne vint. Elle n'avait rien mangé d'inhabituel ces derniers jours. Le même couscous de sa mère, avec les mêmes ingrédients, les même tajines et les mêmes briochettes au sésame. Le lait peut-être? Lehla s'effondra par terre, sentant ses forces la quitter. Elle se voilait la face, elle le savait. Cela faisait deux mois qu'elle n'avait pas eu ses règles. Était-ce possible de tomber enceinte en étant vierge? C'était surement une erreur. Elle avait appris que le stress provoquait des retards conséquents. Quel stress avait-elle eu au juste? La perte de Zak avait été un bouleversement dans sa vie.
On toqua à la porte d'entrée avec véhémence. Lehla entendit sa mère l'appeler. Elle reconnu la voix de Fayrouz. Elle passa de l'eau sur son visage, se rinça la bouche, et les rejoignit. Fayrouz affichait une mine radieuse. Cela faisait plus d'un an qu'elle ne lui avait pas vu ce regard là.
« Tu devineras jamais! Gloussa-t-elle.
_ Qu'est-ce qui te met dans cet état?
_ Devine où je m'apprête à t'inviter?
_ Pas au Dawliz j'espère, ma mère ne voudra jamais.
_ Mais non! Chez moi! Je me fiance ce soir! Lança-t-elle.
_ C'est pas vrai?
_ Prépare ta plus belle robe! »
Lehla prit son amie dans ses bras. Elle ne pouvait être que ravie pour elle, après toutes ses démarches pour parvenir au bonheur.
« Mabrouk! Avait lancé la mère de la jeune fille, visiblement contente.
_ Merci, je le souhaite à votre fille prochainement inchallah, et à votre fils! » Répondit Fayrouz en souriant de toutes ses dents.
Elle se tourna vers Lehla.
« A ce soir! Je te laisse, faut que j'aille chez le coiffeur! »
Puis elle s'en alla d'un pas léger, les bras se balançant avec impatience.
« Je suis très contente pour elle, murmura sa mère en souriant. Elle a droit au bonheur, avec tout ce qu'elle a vécu ces derniers temps, et tout ce qui a été dit sur elle. Les gens de ce quartier pourront enfin commérer sur d'autres! Elle a eu sa dose cette pauvre jeune fille! »
Lehla ne répondit pas. Commérer sur d'autres. Oui, ils comméreraient sans doute sur elle, si ses craintes étaient fondées. Elle réfléchit un instant.
« Je peux l'accompagner chez le coiffeur? On a tellement de choses à se raconter! Finit par demander la jeune fille.
_ Vas-y, mais essaye de rentrer avant le goûter!
_ Fayrouz! » L'interpela-t-elle.
Son amie se retourna.
« Le temps de prendre mon sac et je t'accompagne, tu veux?
_ Pas de problème! »
Le salon de coiffure était à dix minutes de là. L'avantage d'y aller aux heures de sieste, c'est que non seulement il était vide, mais la climatisation n'était pas de refus à un moment où le soleil était si haut dans le ciel.
« Tu vas te faire une coiffure? Demanda Lehla.
_ Non, juste une coupe et un brushing. La coiffure ce sera pour le mariage. »
Fayrouz s'installa sur le siège face au miroir.
« Et toi? Tu te fais pas coiffer? Il s'agit de mes fiançailles quand même! Allez c'est moi qui paye! »
Lehla sourit.
« Je me ferai juste un tushing alors!
_ Allez, un brushing quoi! Qu'est-ce que c'est un tuhsing? Elle te lisse la mèche et le dessous des cheveux, mais globalement le reste de ta chevelure sera toujours frisé!
_ C'est bon, si t'insistes, après tout ce sont tes fiançailles, t'as raison! Mais le jour des miennes, je te forcerai à faire un de ces chignons à je ne sais combien de dirhams!
_ Pas de problème! Je me marie avec un riche! Répondit Fayrouz dans un clin d'œil.
_ Alors c'est qui celui-là? Demanda Lehla en s'installant sur le fauteuil à côté d'elle.
_ Il s'appelle Younès, il a trente-cinq ans, il travaille dans le commerce, dans une entreprise d'import-export en Belgique.
_ C'est génial ça! T'as trouvé à l'étranger alors. Comme Isma.
_ Oui. D'ailleurs elle ça va avec son mari? Ça se passe bien? Elle est en Allemagne?
_ Non. Ma mère m'a raconté qu'il y avait quelques difficultés finalement. Elle est coincée au Maroc pour un moment! Lui il faut qu'il ait un appartement pour lui faire les papiers, et apparemment il vit encore avec ses frères! Et je crois que son salaire n'est pas assez élevé pour qu'il se loge seul.
_ Je croyais qu'il était médecin? Demanda Fayrouz, interloquée.
_ C'est ce que je croyais aussi, à croire que les médecins en Allemagne ne touchent rien! »
La coiffeuse pouffa.
« Médecin! Peut-être qu'elle ment tout simplement! Gloussa-t-elle. Pourquoi un médecin en Allemagne aurait-il épousé une misérable fille d'ici?
_ Parce qu'il l'aime? Se risqua Lehla.
_ Les seuls hommes de l'étranger qui épousent des filles d'ici, c'est soit parce qu'ils n'ont pas le choix, soit parce que leur mère porte le pantalon! Toi je t'ai dit de faire attention Fayrouz!
_ Pas de risque, sa mère m'adore!
_ Elle t'adore maintenant. Mais attend d'arriver là-bas en Belgique, tu vas devenir sa bonne! »
Fayrouz haussa les épaules.
« J'en ai rien à foutre, du moment que je suis en Belgique! S'ils me gonflent, je divorce! Au moins j'aurais mes papiers, et je vivrai plus dans mon affreuse famille!
_ C'est vrai que tout vaux mieux que ta famille, » ricana la coiffeuse.
Alors c'était aussi simple que cela. Elle trouvait une nouvelle famille pour l'adopter, elle avait un mari, et voilà qu'il lui était permis de laisser toutes ses frasques derrière elle! Elle quitterait le pays, et plus personne ne se souviendrait qu'un jour elle avait fréquenté des quinquagénaires en manque d'affection.
« Quand je me suis installée avec ma belle-famille après mon mariage, c'était infernal! Poursuivit la coiffeuse en souriant. Elle me faisait la misère cette vieille peau de belle-mère! Et puis elle voulait tellement prouver qu'elle avait tous les pouvoirs sur son fils! Un jour je me suis énervée, j'ai dit à mon mari que si on allait pas vivre seul, je le quittais! Une semaine plus tard on emménageait ailleurs. Faut jamais se laisser marcher sur les pieds! Et la règle d'or c'est de ne jamais vivre à proximité de sa belle-famille!
_ Oui c'est sûr que ça doit être insupportable, répondit Fayrouz.
_ Y a des choses pires, réagit Lehla. Tenez, je connais une fille qui est tombée enceinte hors mariage!
_ C'est pas vrai! S'exclama son amie. Qui ça? »
Lehla ignorait pourquoi elle avait rebondit ainsi sur le sujet. Peut-être espérait-elle trouver conseil.
« Une fille... Louisa! Finit-elle par mentir.
_ Louisa! S'écria Fayrouz, les yeux brillants de stupéfaction mêlée à de la jubilation.
_ La petite pétasse à mini-jupe? Demanda la coiffeuse, visiblement très intéressée.
_ Oui c'est elle! »
Ce n'était que juste vengeance.
« Tu crois que sa mère dira quelque chose? Celle qui laisse sortir sa fille dans un tel accoutrement...
_ Sa mère croit qu'elle est une sainte! Répondit Lehla en riant.
_ Une sainte! Tu parles, on verra sa réaction quand elle la verra enceinte jusqu'aux yeux! Ricana-t-elle.
_ Elle va le garder? Demanda Fayrouz, les yeux écarquillés.
_ J'en sais rien! En même temps, comment elle pourrait avorter?
_ Je sais pas! C'est interdit par la loi, mais y a des médecins et des infirmières qui le font illégalement. Par contre c'est trop dangereux! J'ai une amie la pauvre, ça faisait trois ans qu'elle sortait avec un mec et elle est tombée enceinte. Elle voulait le garder, qu'ils se marient en vitesse, mais quand il a su il l'a jetée! Elle s'est retrouvée seule avec ça, du coup elle a voulu se faire avorter! Mais l'infirmier qui s'en est occupé s'y est pris comme un barbare, ça l'a infectée, et du coup ils ont pu lui retirer l'embryon mais maintenant elle est stérile. Elle se marie bientôt avec un autre, et elle lui a rien dit. Comment elle peut lui expliquer un truc pareil? C'est horrible! S'exclama-t-elle.
_ Que Dieu nous protège, » répondit la coiffeuse en mouillant enfin les cheveux de Fayrouz, visiblement décidée à se mettre au travail.
Lehla était pétrifiée.
« Vous auriez fait quoi à sa place? Balbutia-t-elle.
_ J'aurais pas eu de rapports hors mariage! Gloussa la coiffeuse. Ou alors je me serais protégée avant! Si tu fais la traînée, fais-le au moins avec un préservatif!
_ Oui mais si c'était trop tard je veux dire, répondit Lehla.
_ J'aurais pris des plantes abortives je pense! Ma copine a regretté de pas avoir fait ça au lieu de se faire charcuter! Surtout que l'avortement lui a coûté deux mille dirhams! Faut les trouver!
_ Ça se vend ça?
_ Y a une femme au Souk qui vend plein de plantes comme ça.
_ De toute façon elle n'a que ce qu'elle mérite! Qui sème le vend récolte la tempête! »
Lehla se força à paraître neutre. En réalité tout ce qu'on lui annonçait là n'avait rien de réjouissant.
La jeune fille sortit du salon, arborant son joli brushing.
« Je te laisse Fayrouz, je te rejoins ce soir!
_ Tu ne rentres pas?
_ J'ai quelque chose à faire.
_ Tu sais, je ne voulais pas le dire devant la coiffeuse mais je vois bien que ça ne va pas. Tu as une mine affreuse! »
Lehla rougit.
« Mais non, tout va bien! Je suis juste un peu malade, mais ça va mieux je t'assure!
_ Si quelque chose ne va pas tu sais que tu peux m'en parler?
_ Oui bien sûr! Répondit la jeune fille. A ce soir! »
Puis elle s'en alla discrètement en direction du Souk. Il était encore tôt, les gens commençaient tout juste à sortir, les étalages à s'étaler. La vieille dame aux herbes était déjà là. Lehla s'avança doucement vers elle. Une fois en face, elle fit mine de contempler tout ce qu'il y avait sur le carton qui servait de présentoir.
« Qu'est-ce que tu veux jeune fille? »
Lehla hésita, réfléchissant à un subterfuge pour ne pas se faire remarquer. Mais quelle était sa priorité au fond? Le regard de cette vieille dame qu'elle ferait en sorte de ne plus jamais croiser, ou cet être illégitime qui grandissait peut-être en elle?
« Des plantes pour un avortement. »
La dame acquiesça, jetant un œil à ses herbes, pensive. Elle en attrapa quelques unes, les mélangea, les écrasa sous le poids d'un mortier. Puis elle se tourna, et extirpa discrètement une poudre de son sac qu'elle ajouta. Et elle fourra le tout dans un sac en marmonnant :
« Tu mélanges ça avec un peu d'eau, et tu avales tout! Ça fera trente dirhams. »
Lehla lui tendit la somme d'argent et attrapa le sachet qu'elle enfonça dans son sac à main, puis elle s'en alla rapidement sans se retourner.
Le contenu du sachet dans un gobelet en plastique, elle y ajouta un peu d'eau, comme demandé, sans même être sûre de la quantité. Si cela n'avait pas l'effet escompté, elle y retournerait. Devait-elle l'avaler tout de suite? Et si l'effet n'était pas direct, si elle avait des ennuis aux fiançailles? Tant pis, elle n'aurait jamais le cœur à festoyer tant qu'elle n'aurait pas bu cette mixture! Elle l'avala d'une traite. Une envie de vomir la prit soudainement, elle lâcha le gobelet qui alla se cogner sur le sol, et courut au toilettes, se retenant tant bien que mal. Si elle vomissait, la décoction n'aurait surement aucun effet. Sa mère arriva à cet instant. Elle la trouva penchée sur le lavabo, le gobelet par terre.
« Qu'est-ce que tu fais? » Demanda-t-elle avec colère.
Lehla toussa avec violence, une main plaquée sur sa gorge, l'autre sur son ventre. Sa mère attrapa le gobelet, essaya d'en sentir le contenu, en vain.
« Qu'est-ce que tu viens d'avaler? » Hurla-t-elle.
La jeune fille vomit, elle perdit connaissance.
Lehla ouvrit les yeux. Elle ne reconnut pas la pièce toute blanche. Elle était étendue dans un lit, ses vêtement sentaient le vomit. Elle était seule.
Un hôpital. Que s'était-il passé? Quelqu'un poussa la porte, un homme vêtu d'une blouse blanche, des lunettes épaisses sur le nez, un bloc-notes sous le bras. Il tira une chaise et s'installa.
« Ta mère t'attend dehors. Elle est très inquiète. »
Lehla ne répondit pas. Elle-même était inquiète. Elle toucha son ventre.
« Ton enfant va bien, » lança-t-il.
La jeune fit éclata en sanglots.
« Il ne sert à rien de pleurer jeune fille. Vous avez faillit y passer, toi et ton bébé! Où as-tu trouvé ces plantes?
_ Une femme au souk..., balbutia-t-elle.
_ Certaines d'entre elles étaient toxiques! Elles ont faillit te tuer! Remercie Dieu d'être en vie, et voit ça comme un signe. Si tu n'avais pas vomi à ce moment là, vous seriez morts tous les deux à l'heure qu'il est! On t'a quand même fait un lavage d'estomac.
_ Mais pourquoi vous me l'avez pas enlevé? Répondit -elle en pleurant.
_ Je ne fais pas ce genre d'interventions! C'est sévèrement réprimé par la loi! Et si seulement il ne s'agissait que d'ici bas! Je ne veux pas aller en enfer. Tu ne réalises pas, petite. Tu es enceinte de presque trois mois, cet être commence déjà à se développer, il se rapproche de plus en plus de l'être humain. Tu le regretteras toute ta vie! Je sens qu'Allah lui a déjà insufflé son âme.
_ Mais je ne peux pas le garder! Ma famille va me tuer! Ma mère est au courant?
_ J'aurais du le lui dire, mais je ne l'ai pas fait. Ça ne devrait pas venir de moi. Je compte sur toi pour le faire. Si tu ne le fais pas, j'en serai obligé! »
Lehla pleura de plus belle.
« Mais je suis vierge! S'écria-t-elle.
_ Il n'y a pas besoin de pénétration pour tomber enceinte. Ne t'en fais pas, tu ne seras pas seule, il y a des gens qui sont là pour aider les filles dans ta situation.
_ Qui ça?
_ Parles-en à ta mère et venez à l'hôpital demain, je vous donnerai une adresse. Pour l'instant ta mère t'attend. Si tu ne lui dis pas, j'appellerai demain, je te préviens. Maintenant sèche tes larmes. »
Lehla essuya ses larmes du bout de sa manche. Elle ne réalisait toujours pas qu'elle était vraiment enceinte. On eût dit que le sort s'acharnait sur elle. Pourtant, c'était le genre de choses qui ne nous arrivait jamais, à nous. On le voyait chez les autres, jamais sous notre propre toit. Sa mère fit irruption dans la chambre. Tremblotante, les yeux bouffis par les pleurs, elle se rua sur sa fille et la serra dans ses bras.
« Tu m'as fait peur Lehla! S'exclama-t-elle! J'ai cru ne plus jamais te revoir sourire ma fille! Ne refais plus jamais ça à ta maman, tu entends? » Demanda-t-elle en sanglotant.
Lehla pleura à nouveau, serrant sa mère dans ses bras. Elle pensait à la déception dans ses yeux quand elle apprendrait la vérité. Pourquoi fallait-il qu'elle souffre par sa faute, elle qui était si douce et si aimante? En attendant elle se perdit dans cet élan de tendresse, le savourant comme s'il était le dernier...
22
« La jeunesse est une fraction de folie »
Quelle affreuse ville que Tanger. Il y avait ce vent salé qui ébouriffait les cheveux, cette mer qui donnait sur un autre monde, ces hautes grilles, comme des remparts sur le Maroc, qui rappelaient la dure réalité. Et ces immenses panneaux jaunes dans toute la ville avec ce smiley souriant, qui s'adressait aux immigrés de retour pour les vacances : « Bienvenue dans votre bled ». Il était agréable, le bled, quand on y vivait que cinq semaines par an. Et toute cette campagne pour bien accueillir des gens pleins aux as, pourquoi à la place ne pas investir pour aider les plus pauvres dans cette misère? Le Maroc préférait être hospitalier avec ceux qui avaient fuit pour l'étranger, qui avaient abandonné leur propre pays pour améliorer l'économie d'un autre, plutôt que d'améliorer la vie de ses propres compatriotes. Tout cela n'avait aucun sens.
Zak voyait cette ville comme un carrefour entre deux vies. Quel désordre en ces rues. Tous les jours, ces grilles s'ouvraient sur des multitudes de voitures venant de divers pays d'Europe. Mais le flux était à sens unique. La police était aux aguets. Parfois on la voyait passer, tenant un garçon menotté par le bras. Des enfants rodaient non loin du port, crasseux et mal fagotés. Des orphelins oubliés de l'Etat. Les passant n'y jetaient plus le moindre regard. On se contentait de les ignorer, de les laisser abandonnés à leur triste sort. Comment en étaient-ils arrivés là?
Plus le jeune homme observait ces rues, et plus le désir de s'en aller le brûlait. Comment le gouvernement pouvait-il laissait faire ça sans rien faire? Et ces étrangers qui venaient chaque jour par centaines, sans même prêter attention une seconde à toute ces misères, à mille lieues de voir ce qui se tramait sous leur nez. Ils étaient partis depuis vingt, trente ans, pour les même raisons que ces jeunes qui continuaient à tenter le coup tous les jours, et les années avaient eu raison de leurs souvenirs. Ils revenaient tout pimpants, moralisateurs, élogieux à l'égard de leur pays d'origine, et prêts à faire fonctionner le tourisme...
« On fait quoi maintenant? » Demanda Marouane.
C'était une bonne question. Ils allèrent s'asseoir sur le port pour réfléchir. Des enfants trainaient par ci par là. Certains, drogués, étaient avachis par terre.
« Naïm! » Entendit-il une femme voilée crier désespérément.
Tous les regards étaient tournés sur elle.
« Naïm, mon fils! Tu es là? »
Il n'y eut pas de réponse. Quelque chuchotis parcoururent un groupe d'enfants. Elle se dirigea vers eux, le teint livide et le regard vitreux.
« Vous le connaissez n'est-ce pas? Où il est? Il est parti?
_ On ne sait pas ma tante, on ne l'a pas vu aujourd'hui, répondit l'un d'eux. Mais il tente tous les jours depuis une semaine.
_ C'est de la folie! L'autre jour il est rentré avec des bleus! Les policiers l'ont battu avec la matraque! Il n'a pas peur cet inconscient! »
Personne ne répondit.
« Si vous le voyez dites-lui de rentrer à la maison je vous en supplie! »
Les garçons acquiescèrent.
« Et vous qu'est-ce que vous faites là? Vous avez pas de maison? Rentrez chez vous au lieu de trainer! Je suis sûre que vos mères s'inquiètent!
_ Non ma tante, nous on a personne.
_ Et vous dormez où?
_ N'importe où, dans un parc... »
Elle les dévisagea, hésitante, comme si l'espace d'un instant elle avait songé à les emmener tous chez elle. Puis elle marmonna :
« Que Dieu vous vienne en aide »
Puis elle se retira. Les larmes aux yeux, elle sillonna la plage en cherchant sa trace, continuant à hurler son nom en quête de réponse. Elle souleva la tête d'un jeune homme qui s'était effondré par terre, à la fois pleine d'espoir et inquiète d'y reconnaître son fils. Ce n'était pas lui.
Les garçons la suivirent du regard jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'un point à l'horizon. Y avait-il quelque chose de plus puissant que l'amour d'une mère?
« Il faut qu'on tente, finit par lancer Zak.
_ Maintenant? Demanda Marouane, interloqué.
_ Pourquoi attendre?
_ On n'a même pas de plan d'action!
_ On ne perd rien. On a qu'à se faufiler sous un camion, et s'y accrocher en espérant passer le port.
_ Et si on tombe?
_ On ne craint rien, la circulation est tellement lente! »
Marouane haussa les épaules.
« Quoi? Tu ne veux pas? L'interrogea Zak.
_ Non c'est pas ça. Ça me fait bizarre. On y est enfin. Mais regarde tous ces gamins qui ont déjà tenté! Tu les as entendu! L'autre a tenté tous les jours de la semaine sans y arriver.
_ Si on y arrive pas ça nous sera toujours utile pour savoir comment ça se passe, où s'effectuent les contrôles, par quels endroits on peut entrer... »
Marouane acquiesça.
Trois immenses camions étaient là, arrêtés au feu rouge. Le tout était de se faufiler dessous et de bien s'accrocher sans que le chauffeur ne s'en aperçoive. Cela lui rappelait les jeux, plus jeunes, avec Marouane consistant à s'accrocher à l'arrière d'une voiture en marche sans qu'elle s'en aperçoive. Seulement c'était dans la ruelle, et la vitesse n'était pas du tout la même puisque trois mètres plus tard à l'époque, le chauffeur commençait déjà à klaxonner avec véhémence pour que les parasites s'en aillent avant qu'il n'accélère.
Au moins dix feux rouges passèrent sans que les deux garçons ne bougent, hésitants. Zak finit par jeter un œil à sa montre, elle affichait quinze heures.
« On fonce au prochain, » lança-t-il subitement.
Mieux valait ne pas trop réfléchir, et se contenter de suivre son instinct.
Deux camions finirent par s'arrêter, l'un derrière l'autre. Ils se faufilèrent dessous, Zak s'accrochant au premier, Marouane au second. Le feu rouge vira au vert. Leurs cœurs battaient la chamade. Ils se tenaient de toutes leurs forces, la peur au ventre. Zak pensait déjà au repos une fois dans le bateau, au bonheur qui l'envahirait alors. Et si le camion changeait de trajectoire finalement? Non, après tout, il n'y avait pas de raison, il s'agissait d'un camion néerlandais, il rentrait forcément chez lui!
Puis les évènements s'enchainèrent les uns à la suite des autres sans que Zak ne prenne conscience de quoique ce soit. Les deux camions roulèrent, ils pénétrèrent le port. Ils ralentirent, une longue file d'attente patientait devant eux. La force commençait à abandonner les deux garçons. Zak entendu le chauffeur discuter avec un douanier rapidement, puis le camion se mit à avancer. Le contrôle était-il passé? Le véhicule accéléra, Zak s'accrochait avec peine. Un cri strident retentit. Il reconnu la voix de Marouane. Le jeune homme paniqua. Que s'était-il passé? Son cœur battait à tout rompre, il entendait son sang qui bouillonnait et bourdonnait dans ses tympans. S'était-il fait prendre? S'était-il fait battre par un douanier? Le camion auquel Zak était accroché s'arrêta subitement. Et une tête hostile apparu sous le véhicule. L'homme le tira par les vêtements avec violence, enragé. Zak tenta de se débattre en vain, une matraque s'abattit sur lui. Il sortit de sa cachette, se tordant de douleur, et il le vit. Marouane, son ami. Il était étendu par terre, larmoyant, hurlant, du sang en abondance autour de lui. Le bras broyé. Le camion lui avait roulé dessus, le séparant de son membre... Zak porta la main à sa bouche, choqué. Une forte nausée l'envahit. Il vomit par terre. D'autres douaniers avaient accouru. Il recevait des coups de toutes parts, mais la vue du corps de son ami était comme une affreuse anesthésie. Des hommes se saisirent du jeune homme.
« Laissez-moi! C'est mon ami!hurla-t-il en se débattant.
_ On va l'emmener à l'hôpital. Maintenant vous allez nous suivre en silence. »
Une matraque vint se cogner contre son genou. Zak hurla. Boitillant, il les suivit jusqu'à une cellule.
Qu'avait-il fait? Pourquoi avait-il convaincu Marouane de l'accompagner? Et s'il perdait la vie? Comment Zak l'annoncerait-il à sa mère, comment vivrait-il avec ça sur la conscience? Des larmes de rage et de culpabilité perlèrent sur ses joues.
« Marouane..., balbutia-t-il. Pas toi... »
Le jeune homme n'était pas seul dans cette cellule. D'autres qui avaient tenté l'aventure étaient là, à le dévisager sans comprendre les raisons de ses larmes.
« Il s'est passé quelque chose? Demanda un douanier dans le bureau à côté.
_ Un gamin qui s'est fait piétiner le bras par un camion, répondit une voix.
_ Juste le bras? Il l'a échappé belle! »
Un de ses compagnons de cellule lui tendit un mouchoir. Il avait l'œil boursoufflé et la bouche tuméfiée par des coups.
« C'était ton ami? »
Zak acquiesça.
« C'est risqué de s'agripper aux camions, y en a plusieurs qui sont morts écrasés. Si c'est juste son bras, inchallah il va s'en sortir. »
Zak n'avait plus dit un mot depuis une heure. Ses pensées étaient tournées vers Marouane. Un douanier finit par arriver.
« Ton ami s'en est sorti », finit-il par lui balancer avant de s'en aller.
Quand l'homme eut claqué la porte, un des détenus grommela :
« Salopard de lèche-bottes! ».
Zak le dévisagea.
« Ce douanier est un vrai connard! Le lèche-cul du gouvernement! Et ils ont fait quoi pour lui le gouvernement? Il voit les marocains crever dans la misère et les étrangers vivre comme des rois et il est même pas fichu de montrer un peu de solidarité.
_ Il se fera renvoyer, supposa un autre.
_ Renvoyer? Tu rigoles! Y a que l'argent qui intéresse ce genre de salopard! Ils sont tous corrompus les agents marocains! Si t'es fauché ils s'intéresseront jamais à ton cas! Mais si tu leur tend un gros billet tu pourras leur demander n'importe quoi!
_ C'est vrai, témoigna un grand musclé. J'ai un pote qui est allé en Europe par barque, juste là, une nuit, à partir du port de tanger. Il a donné mille cinq cent euros au passeur, ils étaient plusieurs, ils sont tous montés dans une barque. Le passeur avait corrompu tout le monde! Les militaires qui gardent le port, les garde-côte marocains. Dès que la barque est passée à côté d'eux, ils ont baissé la lumière et ils ont fait comme s'ils les avaient pas vus! Ce sont que des petites putes qui pensent qu'à leurs poches!
_ De toute façon ils sont tous corrompus dans ce pays! Tout fonctionne à l'argent et au piston! Regardez-moi, j'ai l'air d'un clochard vu comme ça, d'un inculte! Intervint en petit gringalet vêtu de vêtements troués et sales. J'ai eu mon bac et j'ai fait des études derrière! Je suis sur-diplômé, mais qu'est-ce que ça vaut? Avec un père menuisier et une mère femme au foyer, je peux bien me servir de mes diplômes pour envelopper des pépites ou des pois chiches grillés! Quel pays! Quelle injustice!»
L'homme cracha par terre avec hargne. Un autre se mit à sangloter, tapi dans l'ombre.
« Putain mais c'est la merde..., sanglota-t-il. C'est la merde partout mes frères! Moi ma famille a mis tous ses espoirs sur moi! J'y étais en Espagne putain! Je l'ai vue l'Europe! J'y suis resté six mois! Et ils viennent de me rapatrier! Mais c'était la merde! Tous ce qu'ils ont dit sur l'Europe, c'était de la merde! Y a rien de tout ça! Y a pas de travail! Des fois j'mangeais pas pendant trois ou quatre jours, je dormais dehors... A quoi bon vivre cette vie là? Vous serez personne là-bas! J'étais comme un fantôme, personne se souciait de moi! Moi je veux juste rentrer voir ma famille. Je baisserai la tête s'il faut, je ferai face à leur déception! Mais ça sert à rien de risquer sa vie pour de la merde!
_ La merde espagnole vaut mieux que la merde marocaine mon frère, répondit le sur-diplômé avec ironie.
_ C'est ce que tu dis maintenant, mais moi ce que j'en pense c'est qu'il vaut mieux être traité comme de la merde par les siens que par des étrangers! Je vous aurais prévenu!
_ Quand est-ce qu'ils nous relâchent? demanda Zak.
_ Ils nous gardent quelques jours, pour nous couper l'envie de recommencer, et ils nous relâchent. Y a qu'à espérer qu'ils soient de bonne humeur, ou que d'autres personnes nous rejoignent. Ils pourront pas tous nous garder. »
Zak s'assit par terre, anéanti. Il enfouit son visage entre ses mains. Ce premier essai avait été un désastre. Il n'aurait pas du agir avec tant de précipitation, comme un enfant pressé d'ouvrir ses cadeaux, la veille de son anniversaire. Dire que cela avait failli couter la vie à son meilleur ami, la seule famille qui lui restait... Jamais il ne se le serait pardonné s'il avait perdu la vie. Le jeune homme était inquiet de la tournure que prendraient les choses par la suite. Dans quel état psychologique et physique retrouverait-il son ami?